Une histoire d’hypnose et d’huiles d’olive...
À l’occasion de la mise en ligne de L’Hypnotiseur pratique, Franck Sainte-Martine, auteur du livre d’artiste Dreamland1 et d’une conférence prononcée à la bibliothèque municipale de Versailles2, nous raconte l’histoire d’un destin et d’un livre peu ordinaires.
Octave Pelletier naquit le 24 février 1878 à Bémécourt (Eure). Sa mère, Rose née Saint-Paul (1846-1925), était « chargée des soins du ménage » ; son père, Désiré Pelletier (1841-1919), était jardinier au château de Souvilly, qui appartenait à Louis Rœderer, directeur des champagnes du même nom, puis à son gendre, le député maire Jacques Olry3. Aide de postes, employé d’usine, le jeune Octave Pelletier partit en Allemagne de 1897 à 1899 enseigner le français aux enfants de Franz Warlimont, maire de Fraulautern de 1877 à 1897, commune aujourd’hui intégrée à Saarlouis4. Les spectacles d’hypnotisme étaient alors très en vogue. Il y assista et décida d’apprendre les méthodes recommandées à l’époque : celles de Braid, Aza, Gessmann, Liégeois, Bernheim, Gerling et Liébault.
L’Hypnotiseur pratique (1899)5
De retour dans sa région natale, il fit éditer par le libraire-éditeur-imprimeur Désiré Chesnot6 des photos stéréoscopiques et, en 1899, sa brochure de 38 pages sur l’hypnose. En 1903, Désiré Chesnot lui suggéra d’envoyer un exemplaire à M. Emile Royer, libraire et administrateur de la revue Le Monde occulte, dans laquelle parut cette critique :
« S’il est une brochure dont le succès s’affirme de plus en plus, c’est bien celle de M. Pelletier. Après un rapide historique de la question, l’auteur décrit avec une merveilleuse clarté de langage les moyens les meilleurs pour obtenir le sommeil hypnotique : toute personne qui a lu sa brochure est par là même devenue capable d’hypnotiser sans danger, car tous les accidents ordinaires y sont prévus et les moyens de les prévenir y sont indiqués. Le réveil et les soins à donner aux sujets, pendant le sommeil, sont également décrits avec soin. Enfin, il est parlé des applications pratiques que l’on peut tirer de l’hypnose. Le texte de cette brochure justifie pleinement son titre. »7
Toute personne qui a lu sa brochure est par là même devenue capable d’hypnotiser sans danger
Dans son Hypnotiseur pratique, Octave Pelletier cherchait à mettre l'emploi de l'hypnotisme à la portée de tous, combattit les fausses idées - l'hypnose n'a rien à voir avec les phénomènes spirites et dénonça le charlatanisme de certains hypnotiseurs de profession. Il s’agissait d’atténuer, voire de faire disparaître les symptômes de quelques maladies ou désagréments de la vie quotidienne : insomnies, migraines, maladie des nerfs, rhumatismes, bégaiement… et parfois combattre les « vicieuses habitudes », l’alcoolisme notamment. Plus anecdotique, on cherchait à « soigner les personnes gauchères » ; plus savoureux, à « guérir les enfants menteurs » : après quelques séances d’hypnose, ces derniers se mettaient à rougir au mensonge suivant !
Eduardo Escribano García était le directeur et administrateur de la revue Irradiación, fondée en 1892. A la fin du XIXe siècle, sa maison d’édition devint une référence en matière de magnétisme et spiritisme. Au début du XXe siècle, le catalogue éditorial s’étendit pour couvrir toutes les branches du savoir connu, depuis l’agriculture et l’astronomie jusqu’aux nouveaux courants philosophiques et ésotériques, le spiritisme, l’hypnotisme ou encore l’occultisme. Sa librairie madrilène, qui reprenait le nom de sa revue, changea fréquemment d’adresse. Il entreprit lui-même la traduction de L’Hypnotiseur qui devint ainsi El hipnotizador práctico d’Octavio Pelletier : la première édition parut fin 1903 et la deuxième en 1905, la troisième en 19219. Malgré ces trois éditions et une publicité intensive - plus de 50 articles de presse publicitaires - seuls trois exemplaires sont répertoriés à ce jour : celui de l’université de Cordoue, celui du Centre Documentaire de la Mémoire Historique de Salamanque et celui de la collection Franck Sainte-Martine. En France, la brochure remporta un certain succès : L'Hypnotiseur fut ainsi cité dans Le sommeil naturel et l'hypnose de Michel Sage en 190410.
La dédicace de l’exemplaire de la bibliothèque de Versailles
Cinq exemplaires sont accessibles au public : bibliothèque du Chevalier de Cessole, Palais Masséna à Nice (exemplaire de l’auteur) ; Archives départementales de l’Eure à Évreux ; bibliothèque inter-universitaire de la Santé à Paris (exemplaire qui provient de la librairie L’Hermétisme au 152, boulevard du Montparnasse à Paris, adresse de la revue Le Monde Occulte). Les deux autres se trouvent à la bibliothèque de Versailles, dans le fonds Charles Marie Eugène Lancelin (1852-1941), médecin, occultiste spirite. L’un d’entre eux est dédicacé "To my dear friend Josepha, with my best compliments." Elle n’était autre que Josepha Warlimont, née Hirschbrunn, épouse du maire de Fraulautern, qui lui donna, le 28 août 1898, dans son recueil de poèmes et mots amicaux, ce judicieux conseil : « Méfie-toi de celui qui promet beaucoup : il prend les choses à la légère et ne tient pas à toi. Mais quand on promet prudemment, on n’a pas pour habitude de rompre sa promesse ! »10.
L’Hypnotiseur pratique et Dreamland11
Le livre d’artiste Dreamland (2017) – de Thorsten Baensch, Franck Sainte-Martine et Gilles Sebhan - contient le fac-similé complet de L’Hypnotiseur pratique et au-dessus, un inédit de l’écrivain Gilles Sebhan, ici morcelé. La lecture simultanée des deux textes s’enrichit des connections qui s’établissent. Une sélection de mots clés de L’Hypnotiseur pratique sont repris dans Dreamland. La taille croissante et décroissante des numéros de pages de Dreamland évoque les phases d’entrée et de sortie d’une séance d’hypnose. Gilles Sebhan, également peintre, proposa, à partir de la gravure Hypnose de l’illustrateur, peintre et sculpteur allemand Sascha Schneider (1870–1927), son interprétation intitulée La Force du désir. Séverine Bascouert réalisa les monochromes originaux en sérigraphie de la version de luxe de Dreamland avec des couleurs trouvées sous hypnose en 2015 par Thorsten Baensch, artiste éditeur, entre les mains de l’apprenti hypnotiseur Jochen Schmitt de Berlin.
Octave Pelletier de 1899 à nos jours
Entre 1903 et 1907, Octave Pelletier fut Chef du service d'exportations à la Société des Huiles d'Olive de Nice. En 1907, à 29 ans, il fonda la Maison Octave Pelletier devenant ainsi le 97e négociant en huiles d’olive niçois12. La même année, il édita un premier guide touristique Léon Sarty13. En 1908, il fut Médaillé d'Or à l'Exposition Industrielle Internationale de Toulouse14, diplômé d'honneur à Amsterdam avec croix insigne et médaille d'or, devint le fournisseur de la Reine-Mère des Pays-Bas et du Syndicat des Hôteliers de Nice et déménagea pour des locaux plus spacieux au 27bis, rue Gioffredo, Nice15. En 1909, il fut membre du jury pour les expositions internationales de Paris, Londres et Milan, édita un second Guide Sarty16 et publia, à partir de cette date, de nombreux livrets et cartes postales publicitaires, travaillant avec le photographe Jean Gilletta17 et le maquettiste Francis Dujardin plus connu sous le nom d’Efff d’Hey18. En 1911, il fut décoré pour ses « nobles qualités » de l’Ordre du Nichan Iftikhar (Ordre de la Fierté) par Mohammed En Naceur Pacha-Bey, Possesseur du Royaume de Tunis.
En 1915, il rejoignit le 18e R.T.I. et combattit contre l’Allemagne près de cinq mois. Le 25 octobre 1915, il défila avec son régiment devant Raymond Poincaré, George V, roi d'Angleterre, Édouard Windsor, prince de Galles, le ministre de la Guerre Millerand et le général Joffre19. En 1916, il devint lecteur-censeur au service de la France (Contrôle Postal de Dieppe) : il parlait espagnol, français, anglais, italien et allemand20. De 1930 à 1933, son voisin immédiat, rue Désiré Niel, fut Henri Matisse qui y peignit ses trois versions de la Danse21. En 1934, il acheta une villa de seize pièces à Cimiez, Nice, "My Sunbeam" qu’il rebaptisa bientôt "Dreamland". Il décéda à Nice le 21 janvier 1943. L’entreprise conserva son nom d’origine jusqu’à sa fermeture définitive en 1993. Le 1er juin 2018 fut créé le Fonds Octave Pelletier à la Bibliothèque du Chevalier de Cessole au Palais Masséna de Nice.
Franck Sainte-Martine, artiste plasticien, ancien choriste, initiateur et co-auteur du livre d’artiste Dreamland et arrière-petit-neveu d’Octave Pelletier
1 PELLETIER, Octave, SAINTE-MARTINE, Franck, SEBHAN, Gilles. Dreamland, Bruxelles, Bartleby & Co., 2017. Exemplaire de la bibliothèque municipale de Versailles, Couderc H 283.
2 « Octave Pelletier, hypnotiseur, espion, contre-espion… et négociant d’huiles d’olive », conférence par Franck Sainte-Martine, assisté de Nicolas Kern, chanteur et chef de chœur, suivie d’une dégustation par Emmanuelle Dechelette, sommelière en huiles d’olive, 25 octobre 2018.
3 LIZOT, Bernard, « Octave Pelletier, L'extraordinaire parcours d'un enfant du peuple. », Vernoliana, Verneuil-sur-Avre : Les amis de Verneuil, 2015, n° 54, p. 3-13.
4 MEYER, Anika, SAINTE-MARTINE, Franck. « Über Saarlouis in illustre Welten : die wiederentdeckte Geschichte eines Lebenskünstlers. », in : Sonah, Redécouverte de la Sarre et sa région, Illingen, Sonah Verlag, 2019, n° 10, 2e année, p. 12-15 et BÄHR, Christiane, « Octave Pelletier : Französischlehrer, Hypnotiseur, Olivenöl-Produzent, Autor, Verleger und Spion. Sein Weg begann an der Schwelle zum 20. Jahrhundert in Saarlouis » in : Magazin Vierzehn, Saarlouis, Kreisstadt Saarlouis, 2019, n° 2, p. 28.
5 PELLETIER, Octave, L'Hypnotiseur pratique, Breteuil-sur-Iton : Désiré Chesnot, 1899
6 http://elec.enc.sorbonne.fr/imprimeurs (Travail collaboratif avec Mme Elisabeth Parinet pour le dictionnaire en ligne des imprimeurs-lithographes du XIXe siècle de l’École Nationale des Chartes.)
7 Le Monde occulte, Paris, s.n., n°7 et 8, novembre-décembre 1903, p.65.
8 PELLETIER, Octavio, El hipnotizador práctico, Madrid : Biblioteca de La Irradiación, 1903 [2e éd. 1905, 3e éd. ca. 1913 ou 1921], traduit du français par Eduardo Escribano García.
9 SAGE, Michel, Le sommeil naturel et l'hypnose : leur nature, leurs phases, ce qu'elles nous disent en faveur de l'immortalité de l'âme, Paris : Félix Alcan, 1904, p. 78-79 et 113-114.
10 « Mißtraue dem, der viel verspricht : / Er nimmt es leicht und hält mir's nicht ! / Doch wer bedächtig beim Versprechen / Ist nicht gewöhnt, sein Wort zu brechen ! »
11 Op. cit.
12 RAYBAUT, Paul, Les sources régionales du Pays de Nice, Paris : Fayard, 1979, p. 264-271.
13 SARTY, Léon, Guides Sarty n° 5, Nice : Octave Pelletier, 1907.
14 Collectif, Toulouse, Exposition internationale de 1908, Toulouse : Centre de Recherches d'Etudes et de Documentation Iconographique de Toulouse, 2008, étude n° 10 et SUZZONI, Jean-Pierre, « 1908 L’Exposition Internationale » in L'Auta : que bufo un cop cado més, Toulouse : Toulouse, 2008, 4e série, n° 98, p. 346-353.
15 DERVILLY, G., « Exposition de Toulouse, Les huiles d'olive de Nice, La maison Octave Pelletier », Encyclopédie contemporaine illustrée, Revue hebdomadaire universelle des sciences, des arts et de l'industrie, Paris, 1908, n° 610, 22e année, p. 206.
16 SARTY, Léon, Guides Sarty, Stations de la Méditerranée et environs, Itinéraires de Cannes à Nice, Monaco-Menton, Nice : Octave Pelletier, 1909
17 POTRON, Jean-Paul, Jean Gilletta et la Côte d’Azur, Nice : Gilletta, 2017.
18 STROBINO, Jean-Michel, Efff d’Hey, L’Artiste qui chassait les papillons, Nice : Elix Entreprendre éditions, 2020. Présenté en vidéo (travail d’Efff d’Hey pour Octave Pelletier à 1’37) : https://cultivez-vous.nice.fr/patrimoine/la-minute-patrimoine-efff-dhey-lhomme-qui-chassait-les-papillons/
19 DEUGNIER, Lieutenant, Historique du 18e Régiment d'Infanterie Territorial, campagne 1914-1918, Paris : Maurice Aune et Cie, 1921, p. 20-25.
20 GROUÉ-RUAUDEL, Anne-Sophie ; SAINTE-MARTINE, Franck, « Contrôle postal : un épisode oublié », Dieppe : Paris-Normandie, 2020, n° 23388, p. 10.
21 PAGÉ, Suzanne, Matisse - les trois versions de la danse Barnes (1930-1933), Paris : Paris-Musées, 1993.