Découvrez l'histoire de la restauration de deux recueils de peintures chinoises sur "papier de riz".

Le riz et la moelle
Restauration de deux albums de peintures chinoises

Parmi les documents de la bibliothèque municipale de Versailles récemment restaurés figurent deux recueils de peintures chinoises sur "papier de riz". Scènes de la vie de cour et de la vie quotidienne, artisanat, faune, flore, bateaux : au fil des images de facture plus ou moins fine, on retrouve les thèmes privilégiés de ce type d'albums, parmi lesquels on compte parfois également des scènes de théâtre ou de supplice. Réalisés à partir des années 1820 à destination des voyageurs étrangers, ces albums bon marché regroupent souvent une douzaine de vues sur un même thème, mais les acheteurs pouvaient aussi composer leur recueil en choisissant diverses peintures proposées dans les boutiques des artistes.

Dans la première moitié du XIXe siècle, Canton constitue la porte d'accès à la Chine pour les marchands étrangers venus faire le commerce de la soie, de la porcelaine ou du thé. Cette ville devient le centre de la production d'albums sur "papier de riz". Florissante dès les années 1830, elle s'organise autour d'ateliers de peintres reconnus, comme Tingqua (1809-1870), Lamqua (1801-1860) ou Yoeequa, actif à Canton dans les années 1830 et 1840.

 

Yoeequa, Intérieurs de boutiques chinoises : Etoffes de soie, [1830-1840],
dessin à l'encre de Chine noire,
Bibliothèque nationale de France, PET FOL-OE-127 © Bibliothèque nationale de France

 

La défaite de la Chine à l'issue de la première guerre de l'Opium (1839-1842) entraîne la cession de Hong Kong à l'Angleterre, et l'augmentation du nombre de ports ouverts au commerce extérieur. Canton perd progressivement sa position centrale dans la production de peintures sur "papier de riz", et la photographie qui se développe en Chine dans la seconde moitié du XIXe siècle concurrence peu à peu ces vues peintes pittoresques qui continuent cependant à être produites jusqu'au début du XXe siècle.

Le premier recueil restauré (coté Coll. Iconogr. I 9) arbore une couverture en soie peinte, représentant une femme tissant ce matériau. La première partie de l'album est consacrée au travail de la soie, du filage à la couture, en passant par la broderie. La suite est consacrée à d'autres activités domestiques ou de loisir : calligraphie, dominos, fabrication de bas. Les peintures, à la composition très semblable - une femme se détachant sur un mur blanc, la perspective étant donnée par les lignes du sol -, semblent avoir été réalisées par une même main.

 20210602 lerizetlamoelle 3 Album de peintures chinoises sur papier de moelle © Bibliothèque municipale de Versailles, Coll. Iconogr. I 9

 

Le deuxième album (Ms F 976) rassemble des peintures sur des sujets divers : scènes de la vie de cour, mariage, musiciennes, acrobates, fleurs, insectes, oiseaux, poissons et bateaux. Les différences de qualité et de style laissent penser à l'intervention de plusieurs artistes. La peinture montrant le séchage des feuilles de thé pourrait avoir été réalisée par l'atelier du peintre et dessinateur Yoeequa, comme en témoigne sa proximité avec une peinture conservée à la National Library of Australia à Canberra.

 20210602 lerizetlamoelle 2Séchage des feuilles de thé © Bibliothèque municipale de Versailles, Ms F 976

 

Une autre scène de l'album, représentant un empereur et une impératrice mandchous tenant chacun à la main un sceptre ruyi, est à rapprocher d'une œuvre conservée à la National Library of Russia à Saint-Pétersbourg (Empereur et impératrice mandchous écoutant un rapport, peinture sur papier de moelle, Эи 112688) et d'un recueil de la National Library of Australia. Comme c'est souvent le cas des peintures montrant des personnages de cour, il s'agit de la première et d'une des plus abouties du recueil, par la richesse des détails et la finesse de la touche.

 20210602 lerizetlamoelle 1Empereur et impératrice mandchous, Album de peintures sur papier de moelle. État avant restauration © Bibliothèque municipale de Versailles, Ms F 976
 

Les grandes similitudes entre plusieurs peintures d'un même atelier résultent de l'utilisation de modèles copiés à large échelle, parfois par décalque grâce à la transparence du support, comme en témoigne le récit de Charles Toogood Downing au XIXe siècle.

Dans ces albums chinois, l'intensité des couleurs, et le rendu proche de la miniature sur vélin ou sur ivoire étonnent d'emblée. La première est due à la capacité d'absorption du support, la seconde pourrait avoir favorisé le goût des occidentaux pour le "papier de riz". Ce terme est trompeur puisqu'il s'agit en réalité d'un papier de moelle, celle du Tetrapanax papyrifer, arbuste poussant au sud de la Chine et sur l'île de Taiwan. Si elle est diluée, la peinture à l’eau, composée de pigments liés à la colle animale avec parfois des ajouts de gomme laque, tapisse sans la remplir l’intérieur de la structure, comparable aux alvéoles des nids d'abeille, laissant la lumière passer dans les interstices. Lorsque la peinture est plus épaisse, elle remplit ces canaux et l’intensité des pigments ressort. Dans les deux cas, ces œuvres donnent une impression de relief occasionnée par la réaction de la structure alvéolaire qui se gonfle au contact de la peinture à l'eau. 

Cette petite vidéo, réalisée par Ségolène Girard, qui a restauré les deux recueils, vous en apprendra plus :

© Ségolène Girard, L'Operatorium

Avant d'être utilisé comme support de peintures pour des albums destinés à l'exportation, le papier de moelle a servi à des usages différents. Ainsi, les feuilles obtenues en déroulant les bâtonnets de moelle pouvaient être utilisées comme "tissus" médicaux en raison de leur capacité d'absorption. Dès le XVIIIe siècle, des fleurs artificielles sont réalisées avec ce matériau, une industrie qui se développe dans les régions de Canton et de Hong-Kong, où les occidentaux sont nombreux. La fabrication de ces délicats artefacts, très prisés au XIXe siècle, est représentée par le dessinateur Yoeequa dans un recueil de dessins conservé à la Bibliothèque nationale de France. 

 
Yoeequa, Opium et occupations des dames chinoises : Elle fabrique des fleurs en papier de moëlle, [1830-1840],
recueil de dessins à l'encre de Chine,
Bibliothèque nationale de France, PET FOL-OE-67,
© Bibliothèque nationale de France

L'utilisation du papier de moelle rend les deux recueils très sensibles aux variations de température et d'hygrométrie, d'autant plus que des tensions sont imposées par le montage encadré de rubans de soie, traditionnel dans ce type d'album. Des altérations sont apparues au fil du temps : lacunes dues à la rétractation du papier de moelle, fragments soulevés, couvrure en soie détachée.

L'acidité du papier sur lequel étaient fixées les peintures de l'album coté Ms F 976 était à l'origine de petites taches jaunes, dites de foxing, sur la surface du support. Les feuillets très souples du cahier d'origine faisaient courir un risque aux œuvres à chaque consultation. Pour le pallier, et pour supprimer la tension imposée par les rubans de soie, il a été décidé de reconstituer un cahier relié pour faciliter la consultation de l'album. Un nouveau montage en berceau a été proposé pour celui-ci, incluant les rubans mais sans collage afin d’éviter l’humidité et toute pression sur le papier de moelle. Le cahier initial est conservé et permet de documenter l'histoire de l'œuvre. 

La couverture en soie du second album ne permettait pas un traitement similaire. Celle-ci a été refixée, et un papier permanent a été glissé sous chaque peinture pour réduire le transfert d'acidité du cahier sur celles-ci. Le grammage de ce papier a été choisi pour offrir suffisamment de maintien tout en évitant d'exercer un poids trop important au centre des pages.

La restauration des deux albums est réversible, conformément à la déontologie d'une discipline qui impose bien souvent le choix d'un équilibre entre préservation de l'intégrité du document et conservation matérielle des œuvres qu'il contient, respect de l'esthétique et de l'histoire du support. 



Pour en savoir plus

Natalia V. Alferova, Anna V. Tarasenko, Chinese Export Painting in the Collection of the National Library of Russia, Moscou, National Research University Higher School of Economics, 2015

Pauline Chassaing, "L'utilisation du papier de moelle comme support de peintures d'exportation en Chine", dans Claude Laroque (dir.), Autour des papiers asiatiques, actes des colloques D'Est en Ouest : relations bilatérales autour du papier entre l'Extrême-Orient et l'Occident (organisé le 10 octobre 2014) et Papiers et protopapiers : les supports de l'écriture ou de la peinture (organisé le 30 octobre 2015), Paris, site de l'HiCSA, mis en ligne en février 2017, p. 184-195.

Craig Clunas, Chinese Export Watercolors, Londres, Victoria and Albert Museum, 1984

Charles Toogood Downing, The Fan-qui in China in 1836-7, vol II, Henry Colburn, London, 1838, p.98

The Chinese Pith Painting Collection at the National Library of Australia : an Annotated Guide, Canberra, National Library of Australia, 2017